samedi 2 février 2013

Tourisme : quand la réalité s'échappe

                                                                                (photo Alex Mac Lean)

Ah, j’ai tellement aimé l’Asie du sud-est :  Le Cambodge, le Vietnam, et plus que tout, la Thaïlande ! Particulièrement en Thaïlande, le fait que la vie spirituelle soit si harmonieusement intriquée dans le quotidien des gens, et partout en Asie du sud-est cette élégance qu’ils ont même quand ils passent le balais, le raffinement équilibré de leur cuisine, les familles en scooters sur fond de soleil couchant et le fourmillement des vies moites dans la végétation exponentielle, bref…
En revanche, certains moments de mon voyage m’ont donné envie de mourir.

Quand c’était « trop touristique » notamment. Je n’aime pas cette expression, faite pour ceux qui croient être des élites au-dessus de la masse de veaux, alors qu’eux-mêmes ne voient pas la poutre dans leur oeil. Et au premier abord, ça ne semble pas être l’expression juste : dans tourisme, il y a « tour », voyage organisé donc, et à priori ce n’est pas comme ça que j’ai voyagé, puisque j’y ai été avec le fameux « sac à dos ».
Mais en fait, si, c’est bien du « tour » : les guides comme le routard balisent tout, et tu revois toujours les même têtes à travers ton périple même quand tu voyages dans plusieurs pays contigus, alors que tu es à l’autre bout du monde et aspire donc (en ce qui me concerne du moins) à ce repos de la paranoïa qu’est l’anonymat et à te noyer dans la folie de la jungle à la recherche du colonel Kurtz.
Le sac à dos d’ailleurs, parlons un. Il a été longtemps symbole de coolitude de celui qui ne voyage pas comme les Bidochons. Pourtant, aujourd’hui, c’est lui que j’ai en ligne de mire, davantage que l’occidental moyen venu se reposer de son taf de merde dans son car climatisé, longtemps fustigé, alors qu’il n’est ni pire ni moins pire que le fameux routard, qui lui, présente en plus l’inconvénient de se croire au dessus du lot.
Le sac à dos, donc, un ami d’origine cambodgienne parti pour un retour aux sources, en avait carrément honte. Cet étrange objet sur son dos, malgré son visage asiatique, faisait de lui quelqu’un d’irrémédiablement et à jamais coupé de ses racines d’Asie du sud-est. Car personne là-bas au grand jamais, n’est pourvu de cette carapace en matière synthétique, qui semble leur paraître parfois franchement ridicule. Et de mon côté, alors que je me sentais déjà lost in translation avec ma peau rougissante qui prenait trop le soleil par rapport à cette classe naturelle qu’ils ont en tout geste, ce sac était le bouquet final qui complétait la signature : je suis un moche touriste blanc. Finalement, on s’est juré de ne jamais reprendre le sac.
Pour en revenir à ce côté « tour » du voyage en sac à dos qui prétend ne pas en être, j’aimerais approfondir sur les deux ou trois guides qui font la pluie et le beau temps économique en Asie du sud-est. Au Vietnam par exemple, tu peux avoir une rue entière de restaus, et tous les touristes s’amassent uniquement dans celui conseillé par le guide. Pour le restau à côté, c’est donc la faillite, alors qu’il est peut-être tout aussi bon, car il est impossible pour ces gens du guide de faire tous les établissements de la rue. C’est donc surtout le hasard qui fait la destinée de ces commerçants. Car le choix du guide connaît la bonne fortune pour l’éternité, quand l’autre est irrémédiablement condamné à la pauvreté. Au Vietnam, qui manifestement n’a pas les mêmes règles que nous en matière de contrefaçons et imitations, il est assez courant que certains commerces dessinent le fameux routard à sac à dos sur leur mur, alors qu’ils ne figurent pas dans le livre. Bref, le brave guide qui parle un faux argot bon enfant n’est pas (ou plus depuis bien longtemps) l’alter-mondialiste qu’il se voudrait être. En fait, c’est pareil pour le lonely et le futé, bien qu’au moins ils n’aient pas fait leur réputation sur ce versant alternatif.
Bon, mais tout ça m’a juste agacé, ça ne m’a pas donné envie de mourir non plus. J’ai eu réellement envie de mourir particulièrement aux deux moments suivants :
D’abord, sur une île en Thaïlande. Censée être paradisiaque, et à bien des égards, elle l’était. Peut-être aussi qu’être tellement proche du paradis est acide, comme quelque chose d’implacable et divin qui va vous broyer. Et ce qui fait tache est d’autant plus frappant. Je ne crois donc pas à la misère moins pénible au soleil.
J’ai donc été blessé par ce parc d’attraction que l’île était devenue. Presque plus rien n’était vrai. Les Thaïs qu’on croise ne sont pas originaires de l’île. Ils viennent des régions pauvres du pays, sont loin de leur famille, pour remplir les hôtels et restaurants afin de servir les touristes. C’est peut-être moi qui ai projeté, mais ils étaient souvent accoudés à un bar, le visage sur la main, à regarder dans le vague. Ils avaient souvent l’air déprimé, donc.
Les plages « paradisiaques » sont bien sur bondées pour la plupart, et exploitées comme des disneylands miniatures : la plongée avec tous les groupes en costume de grenouille, les « fulls moons partys », et cerise sur le gâteau dans cet espace déjà saturé : des sortes de cables accrochés au palmier qu’on peut descendre suspendus à des poignets, car il en faut aussi dans les airs…Partout dans les cars de touristes, des pubs non-stop pour ces attractions sont diffusées.
On ne peut alors s’empêcher de penser que le vrai luxe c’est l’espace dans un beau paysage, avec de la solitude. C’est quand même trouvable, en cherchant bien.
Mais je sais pas, des pans entiers d’un pays transformé en parc d’attraction ou grande surface aseptisée pour blancs qui se prennent pour des aventuriers, j’ai trouvé ça absurde et glauque, vraiment, je me sentais une sorte de numéro mondialisé dans un paradis artificiel, qui fonctionne grâce à des presques esclaves sous-payés. Et maintenant, dès que je vois une pub du style « le monde est ton terrain de jeu/ton dance floor », « just do it », « play », j’ai des envies de meurtre. Non jeune connard, le monde n’est pas ton putain de terrain de jeu, et le jour où tu arriveras à faire que ce soit vrai, je préfèrerai me tuer et te laisser faire ta vie de merde.
Le deuxième truc qui m’a donné envie de crever, c’est quand après avoir loupé l’avion pour le retour (il décollait à 00H09 et on s’est fatalement trompé de jour), on a du trouver un hôtel dans les alentours de l’aéroport. Et là, j’ai découvert stupéfait des territoires au moins trois fois grand comme ma ville française de taille moyenne, dévolus uniquement à des hôtels d’aéroport. Tous standardisés, sorte de no-man’s land d’aucun pays, avec à nouveau uniquement des employés et non pas des vrais gens qui vivent là. La surface du monde a bel et bien été métamorphosée en quadrillages  laids et absurdes de la société du loisir, juxtaposée aux zones industrielles, aux zones urbaines, aux zones pavillonnaires, aux zones d’exploitations agricoles...Au secours, où que je me tourne, tout est médicalement fonctionnel.
J’avais la désagréable impression d’être moi-même le Horlà, radié comme ils veulent nous le faire à pôle-emploi, de tout espace et de tout temps. J’ai donc eu envie de mourir dans ce no man’s land fait pour rien. Je veux dire, j’aime sentir l’infini, mais là c’était l’inverse, je vivais vivant mon effacement, j’étais oblitéré dans ces blocs absurdes entourés d’autres « budgets moyens » comme moi. D’ailleurs, si j’avais étais riche j’aurais été sur d’autres cases du Grand Quadrillage. Le moyen, c’est pour les moyens. De là sont nées quelques autres réflexions. Si j’avais été riche, effectivement, je n’aurais donc pas fait tous ces trucs de gens moyens, par exemple l’île « parc d’attraction » avec ses plages à cables dans les palmiers, j’aurai trouvé ça de la merde. J’aurai eu le luxe de l’espace et du raffinement, la crème de la crème dans des hôtels cinq étoiles.
Est ce que ça m’aurait plu ? Je crois que j’aurais eu aussi des envies suicidaires en fait (oui, pour moi les voyages c’est des sensations presque trop fortes, donc infinies, donc l’idée de mort est facilement présente en moi. Je suis toujours une ado émo dans ma tête).
Par exemple, une fois dans ma vie, j’ai bossé à la Samaritaine en librairie, et ces gens s’étaient mis en tête de faire un rayon « livres d’art » au secteur mode homme. Je vous raconterai dans un futur article intitulé « mes jobs abjects », comment je devais rester sept heures d’affilées debout à côté d’une table où il n’y avait aucun client, sans avoir le droit de m’asseoir ou de parler aux vendeurs des autres stands. Comment pour ne pas tomber dingue, sans repères spatio-temporels, je m’étais fixé de lire un de ces bouquins par heures. Mais c’est une autre histoire, et d’ailleurs, ça n’a pas marché. Car en fait de « livre d’art », c’était des trucs de déco bobo aseptisée pour riche, et c’était terrible car ça représentait tous les pays du monde avec des références de carte postale de chaque endroit, mixées avec l’espèce de déco minimaliste parisienne mortifère, je suis sur que vous voyez de quoi je veux parler. Bref, on avait l’impression que où qu’on aille, le monde était désormais ainsi, sans issue. Et bien je soupçonne ces hôtels de riche d’être comme ces bouquins. Au Pérou, je te mixe les motifs incas avec du blanc épuré, au togo je te mixe le tapis en léopard avec le blanc épuré, etc, etc, etc. Donc même riche, je n’aurai rien vu. Budget moyen j’ai droit au parc d’attraction, budget paillette j’ai droit au morbide aseptisé, mais je ne vois jamais la vérité. Je vois des illusions créées pour moi par d’autres qui supputent que c’est le nec plus ultra de ce que j’attends.
C’est le même mouvement quand on voyage en occident, on va voir quasi exclusivement les monuments principaux d’une ville, post-modernes ou anciens, ou les vieux quartiers d’antan, « le patrimoine ». Mais en y réfléchissant, rien de tout ça non plus n’est réel. Ces quartiers sont souvent trustés uniquement par des commerces, ou alors habités par ceux qui ont de l’argent. Le réel n’est pas là, celui du quotidien de la majorité, il nous échappe sans cesse. Il est beaucoup moins attirant, en périphérie, dans des quartiers qui s’étendent sur des kilomètres, alors qu’on concentre notre visite sur trois rues qui ne contiennent aucune vie, qui offrent simplement le spectacle de la vie mais sans sa consistance. C’est cette vérité qu’on s’efforce de nier ou d’oublier, renvoyant au fait que nos vie ne représentent pas d’intérêt esthétique ou culturel, et se font dans des environnements moches.
En occident du moins, la culture associée au territoire, « la vie locale avec ses activités locales » n’existe presque plus, c’est une sorte de culture éthérée, sans lieu, le lieu étant la virtualité des nouvelles technologies, du moins pour ceux qui ont les moyens de se la payer, et nous sommes de plus en plus fantomatiques. Tout est référence de référence à l’infini, absurde.
Donc tout ne peut être qu’illusion dans le tourisme. On ne va pas voir la vraie vie des autres, il n’y a pas de rencontre. D’ailleurs, je me souviens que dans un voyage organisé en Tunisie, pour une fois avec mon bon vieux groupe, on avait voulu sortir des sentiers battus en allant dans une ruelle « pittoresque », mais les habitants ont bloqué le passage pour ne pas qu’on puisse passer, et je les comprends.
Pour ce que j’en sais, le tourisme est souvent l’inverse de la rencontre, c’est du narcissisme. Les riches vont dans leurs hôtels, tous identiques avec des tics de riches, des fausses manières du pays greffées à la déco formatée. Ils vont donc se voir eux-mêmes. Les moyens, routards et cie, vont voir les moyens, à la rencontre du monde terrain de jeux et des illusions créées pour eux. Pour pondérer mon propos, j’avancerai tout de même que les moyens ont peut-être plus de chances de faire de vraies rencontres, loin des hôtels bunkers à plages et territoires réservés de l’élite. Car à l’autre bout du monde, si les gens sont souvent pauvres, ils ont encore parfois ce luxe d’une vraie vie locale, quand leur territoire n’est pas envahi par les usines ou les parcs touristiques. Et parfois, souvent par hasard, et bien on tombe sur ce luxe qu’est la vie réelle.

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