Inventé dés le départ par et pour la couche la plus aisée de
la population européenne (l’aristocratie britannique qui partait faire le
« tour » de l’Europe ), le tourisme est de création récente (XVIII
eme au grand max, plus tardif encore dans son acceptation moderne) et semble
associé à des valeurs « de classe » : élitisme et homogénéité
culturels.
Si le jeune « touriste » privilégié du 18 ou 19eme
pouvait s’ « enrichir » sur le plan personnel au contact des populations
étrangères et de leurs productions artistiques, gastronomiques, religieuses…
etc. il n’était pas envisagé qu’il soit « changé » fondamentalement
dans son rapport au monde. La découverte d’autres cultures lui apportait un
vernis enviable, propre à renforcer et à soutenir les valeurs de sa caste, de
façon ludique. C’était même tout l’intérêt de ces pèlerinages « de
formation ». Pèlerinages car on y « découvre » que ce qu’on est
venu y chercher. Quand on partait en Italie on avait ainsi le choix entre deux
ou trois formules : le « grand » ou le « petit » tour,
les lacs… On part pour aller à la rencontre d’une sélection de monuments et de
lieux sensés représenter un condensé de la culture locale (notion qui trouvera
son expression ultime avec l’invention du « pittoresque »). On a donc
à l’idée à l’avance de ce qui ferait l’essence de celle-ci, on va constater sur
place ce qu’on pense connaître déjà.
C’est tout à fait différent, voire l’opposé, du concept de
« voyage », qui contient en essence une part d’indétermination, comme
dans la notion, un peu synonyme, d’ « aventure ». Le fameux
« voyage organisé » est donc un contresens, un abus de langage, car
il propose bien au contraire d’aller chercher de l’attendu.
Pour résumer grossièrement en prenant deux exemples
extrêmes, on pourrait dire que l’européen colonialiste du XIXeme fait du tourisme : il ne parcourt des pays exotiques que dans la
perspective d’un musée de plein air, en s’y distinguant, et pour conforter ses
préjugés. A l’inverse de l’ethnologue, qui voyage au milieu d’une population étrangère, en présumant
méthodologiquement qu’il ne connaît pas les cultures avec lesquelles il entre
en contact, cherchant à s’effacer pour mieux observer et comprendre celles-ci.
La démarche touristique recèle, selon moi, une part de
recherche d’immuabilité et de « simplicité » dans les cultures
étrangères. On veut pouvoir saisir vite et sans effort une forme
d’ « altérité » rassurante car bien balisée, calibrée selon les
besoins et attentes des visiteurs plutôt que fondée sur le quotidien réel des
populations. Quotidien qui tend à se calquer lui-même sur les normes
occidentales, ce qui décevrait forcément le touriste venu chercher de
l’ « exotisme. » L’autochtone délaisse ainsi son short nike et son
portable le temps de l’excursion touristique prévue dans le village par le tour
operator, pour singer des traditions parfois disparues ou qui peuvent avoir
beaucoup évolué.
La notion même d’ «excursion » est intéressante,
en ce qu’elle pourrait laisser entendre qu’on resterait à l’ex-térieur de
l’endroit visité, surtout si on la compare à celle, légèrement différente au
départ, d’« incursion. » On quitte son environnement habituel pour
aller « dehors », sans qu’il y ait forcément une notion d’intégration
de ce nouvel environnement, d’immersion. On reste chez soi chez l’autre. Et on
entend que l’autre en question soit différent… mais pas trop. Le touriste
entend implicitement qu’on lui pré-digère son expérience à l’étranger pour lui
éviter les risques d’un insupportable déracinement. Le « risque »
sous toutes ses formes doit être controlé : accidents, retards,
« mauvaises » rencontres, maladies… On accepte (voire recherche) de
« perdre ses repères, » mais dans une certaine mesure, dans le cadre
rassurant des normes de vie occidentales, donc forcément aseptisé. Ce faisant,
l’occidental (ou le « citoyen du monde » occidentalisé), par vagues
successives, impose ses valeurs aux peuples qu’il visite.
Quelles sont ces valeurs ? Le touriste, dans son
acceptation la plus moderne, est avant tout un consommateur, qui paie pour
obtenir un certain nombre de services à la carte. L’argent reste pour lui le
langage universel, et le bobo moderne qui cherche du « dépaysement
extrême » à l’occasion d’un trekking en papouasie, nouvelle « élite des
voyageurs, » ne vaut guère mieux à ce titre que le soit-disant
« bidochon » qui part trois semaines au club-med avec son comité
d’entreprise.
Ce rapport d’argent, surtout pour les populations des pays
les plus pauvres, est un puissant vecteur de changement sociétal. Dans les pays
qui font office de destinations « privilégiés, » on va s’adapter aux
demandes et aux besoins de ces visiteurs qui représentent parfois la
principale, voire l’unique, source de leurs revenus. Ce faisant, le touriste se
change souvent à leurs yeux à la fois en portefeuille ambulant et en « mal
nécessaire »; interdisant, ou rendant malaisé, tout échange sincère entre
visiteur et autochtone qui dépasserait celui du cadre strict de l’offre et de
la demande.
En dépit de quelques tentatives isolées (et rapidement
récupérées) pour sortir des sentiers battus (partir à la découverte du maroc ou
de Katmandou à l’époque hippie par exemple), le tourisme de masse s’est imposé
à l’échelle mondiale, se faisant un véhicule privilégié des valeurs
néo-libérales occidentales. Il semble aujourd’hui quasi incontournable. Les
quelques voyageurs marginaux tentant d’échapper à ce modèle culturel en passe
de devenir absolu,vont devoir faire beaucoup d’efforts pour y parvenir. A la
fois car ils portent en eux les germes de la société qui les a élevé, et parce
que les pays et populations qu’ils souhaiteraient sincèrement découvrir ont
été, potentiellement, déjà transformé par ces rapports de forces mercantiles.
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