samedi 2 février 2013

Le tourisme : reproduire du même chez l’autre ?



Inventé dés le départ par et pour la couche la plus aisée de la population européenne (l’aristocratie britannique qui partait faire le « tour » de l’Europe ), le tourisme est de création récente (XVIII eme au grand max, plus tardif encore dans son acceptation moderne) et semble associé à des valeurs « de classe » : élitisme et homogénéité culturels.

Si le jeune « touriste » privilégié du 18 ou 19eme pouvait s’ « enrichir » sur le plan personnel au contact des populations étrangères et de leurs productions artistiques, gastronomiques, religieuses… etc. il n’était pas envisagé qu’il soit « changé » fondamentalement dans son rapport au monde. La découverte d’autres cultures lui apportait un vernis enviable, propre à renforcer et à soutenir les valeurs de sa caste, de façon ludique. C’était même tout l’intérêt de ces pèlerinages « de formation ». Pèlerinages car on y « découvre » que ce qu’on est venu y chercher. Quand on partait en Italie on avait ainsi le choix entre deux ou trois formules : le « grand » ou le « petit » tour, les lacs… On part pour aller à la rencontre d’une sélection de monuments et de lieux sensés représenter un condensé de la culture locale (notion qui trouvera son expression ultime avec l’invention du « pittoresque »). On a donc à l’idée à l’avance de ce qui ferait l’essence de celle-ci, on va constater sur place ce qu’on pense connaître déjà.

C’est tout à fait différent, voire l’opposé, du concept de « voyage », qui contient en essence une part d’indétermination, comme dans la notion, un peu synonyme, d’ « aventure ». Le fameux « voyage organisé » est donc un contresens, un abus de langage, car il propose bien au contraire d’aller chercher de l’attendu.
Pour résumer grossièrement en prenant deux exemples extrêmes, on pourrait dire que l’européen colonialiste du XIXeme fait du tourisme : il ne parcourt des pays exotiques que dans la perspective d’un musée de plein air, en s’y distinguant, et pour conforter ses préjugés. A l’inverse de l’ethnologue, qui voyage au milieu d’une population étrangère, en présumant méthodologiquement qu’il ne connaît pas les cultures avec lesquelles il entre en contact, cherchant à s’effacer pour mieux observer et comprendre celles-ci.

La démarche touristique recèle, selon moi, une part de recherche d’immuabilité et de « simplicité » dans les cultures étrangères. On veut pouvoir saisir vite et sans effort une forme d’ « altérité » rassurante car bien balisée, calibrée selon les besoins et attentes des visiteurs plutôt que fondée sur le quotidien réel des populations. Quotidien qui tend à se calquer lui-même sur les normes occidentales, ce qui décevrait forcément le touriste venu chercher de l’ « exotisme. » L’autochtone délaisse ainsi son short nike et son portable le temps de l’excursion touristique prévue dans le village par le tour operator, pour singer des traditions parfois disparues ou qui peuvent avoir beaucoup évolué.
La notion même d’ «excursion » est intéressante, en ce qu’elle pourrait laisser entendre qu’on resterait à l’ex-térieur de l’endroit visité, surtout si on la compare à celle, légèrement différente au départ, d’« incursion. » On quitte son environnement habituel pour aller « dehors », sans qu’il y ait forcément une notion d’intégration de ce nouvel environnement, d’immersion. On reste chez soi chez l’autre. Et on entend que l’autre en question soit différent… mais pas trop. Le touriste entend implicitement qu’on lui pré-digère son expérience à l’étranger pour lui éviter les risques d’un insupportable déracinement. Le « risque » sous toutes ses formes doit être controlé : accidents, retards, « mauvaises » rencontres, maladies… On accepte (voire recherche) de « perdre ses repères, » mais dans une certaine mesure, dans le cadre rassurant des normes de vie occidentales, donc forcément aseptisé. Ce faisant, l’occidental (ou le « citoyen du monde » occidentalisé), par vagues successives, impose ses valeurs aux peuples qu’il visite.

Quelles sont ces valeurs ? Le touriste, dans son acceptation la plus moderne, est avant tout un consommateur, qui paie pour obtenir un certain nombre de services à la carte. L’argent reste pour lui le langage universel, et le bobo moderne qui cherche du « dépaysement extrême » à l’occasion d’un trekking en papouasie, nouvelle « élite des voyageurs, » ne vaut guère mieux à ce titre que le soit-disant « bidochon » qui part trois semaines au club-med avec son comité d’entreprise.
Ce rapport d’argent, surtout pour les populations des pays les plus pauvres, est un puissant vecteur de changement sociétal. Dans les pays qui font office de destinations « privilégiés, » on va s’adapter aux demandes et aux besoins de ces visiteurs qui représentent parfois la principale, voire l’unique, source de leurs revenus. Ce faisant, le touriste se change souvent à leurs yeux à la fois en portefeuille ambulant et en « mal nécessaire »; interdisant, ou rendant malaisé, tout échange sincère entre visiteur et autochtone qui dépasserait celui du cadre strict de l’offre et de la demande.

En dépit de quelques tentatives isolées (et rapidement récupérées) pour sortir des sentiers battus (partir à la découverte du maroc ou de Katmandou à l’époque hippie par exemple), le tourisme de masse s’est imposé à l’échelle mondiale, se faisant un véhicule privilégié des valeurs néo-libérales occidentales. Il semble aujourd’hui quasi incontournable. Les quelques voyageurs marginaux tentant d’échapper à ce modèle culturel en passe de devenir absolu,vont devoir faire beaucoup d’efforts pour y parvenir. A la fois car ils portent en eux les germes de la société qui les a élevé, et parce que les pays et populations qu’ils souhaiteraient sincèrement découvrir ont été, potentiellement, déjà transformé par ces rapports de forces mercantiles.

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